Aurélien Maillard – Fabienne Bideaud

D’un combat de trente années, je suis sorti vainqueur. J’ai libéré l’humanité de l’ornement superflu. « Ornement », ce fut autrefois le qualificatif pour dire « beau ». C’est aujourd’hui, grâce au travail de toute ma vie, un qualificatif pour dire « d’une valeur inférieure ». De toute évidence, l’écho renvoyé se prend pour la voix elle-même. « La forme sans ornement »1 (…) fait le silence sur mon combat tout en le falsifiant.


Adolphe Loos, Ornement et crime, préface, 1930

 

Introduire le projet d’Aurélien Maillard par la pensée d’Adolphe Loos, célèbre designer du début du XXe siècle, permet de saisir et de comprendre les divers enjeux qui se jouent dans l’exposition. Adolphe Loos a oeuvré pour la mise en place d’une vision moderne de la décoration fonctionnaliste : un matériau prévaut un élément de décor. Il est le précurseur de toute cette nouvelle pensée qui consiste à utiliser les propriétés d’un matériau comme élément de construction mais aussi de décor (exemple, le marbre). Pour Loos, l’ornementation n’a aucune valeur artistique, elle n’est que surface superficielle. Il engage donc la pensée moderne dans un nouveau processus de réflexion, qui sera repris dans les années 1960 en Europe et aux Etats-Unis, par les artistes du minimalisme d’une part, et l’artiste Frank Stella en particulier. Une contestation artistique face au « sentimentalisme » et au « psyché » des toiles des artistes expressionnistes abstraits américains. Se rejoue en quelque sorte ici les questions déjà émises au début du XXe siècle : le duel entre pathos et objectivité.

 

Aurélien Maillard, dans son exposition Pervasive Patterns, réactualise ses questions entre une très grande admiration pour la modernité et la sacralité de l’oeuvre d’art, et le discours très bavard des éléments décoratifs, dans un décor sans cesse relu, un effet de mode, que regrettait déjà à l’époque Adolf Loos. Les prémisses de ces intentions étaient déjà visibles dans une oeuvre réalisée en 2014, Broken Blackboards, produite in situ dans une chapelle, composée de quatre panneaux de bois laqués, cabossés intentionnellement dans la partie inférieure, qui, par sa matérialité, absorbent et réfléchissent en leur sein les vitraux liturgiques et décoratifs de l’église.

 

Pour l’exposition, une oeuvre spécifiquement conçue pour le lieu poursuit sa réflexion : sortir de l’objet. Le mur qui habituellement accueille le recouvrement par la technique de pose du papier peint ou de couches de peinture, est ici directement entaillé, attaqué, par le geste de la main qui soustrait au lieu d’ajouter. Cet acte engagé envers la surface met en place un rapport de force entre l’artiste et le mur, dans cette volonté de faire trace directement dans la matière. Cette technique ancestrale renvoie à l’art pariétale, premières traces de décoration, que l’artiste vient appuyer par le choix de la feuille d’acanthe, motif décoratif qui nous vient de la Grèce antique, et qui n’a eu de cesse d’être repris par différentes périodes et techniques liées à l’architecture et à la décoration : un élément de décor pour les 1« La Forme sans ornement », titre du catalogue d’une exposition du même nom, organisée en 1924 à Stuttgart par le Deutscher Werkbund. façades ou pour des objets de mobilier et de design. Non sans humour, Aurélien Maillard a reproduit le dessin d’un motif de feuille d’acanthe proposé par La Redoute, célèbre marque de vente par correspondance de mode, de mobiliers et de décoration. Qu’est-ce donc ce goût éphémère repris de façon industrielle qui vient meurtrir ici les murs de la galerie ? Quant au geste de soustraction, il renvoie aux questionnements des artistes minimalistes et conceptuels, initié par l’artiste Lawrence Weiner qui retira la surface d’un carré de 36 cm2 du mur, laissant alors apparaître sa structure. Réadaptation et relecture, Maillard interroge le geste artistique dans un contexte actuel qui esthétise le discours dans une manipulation des formes et leurs héritages. La dimension du décoratif et du motif lui permet d’en analyser son évolution et son usage. À ce titre, la série des Grey boxes est significative. Cette fracture de la surface que nous pensons à première vue être le résultat d'un geste s'avère être factice. Elle est dessinée, découpée, peinte puis collée. C'est l'ornement d'une action.

 

Cette ambiguïté, ce paradoxe, entre modernisme et post-modernisme, art et décoratif, l’artiste le poursuit dans la reprise de deux série de Frank Stella, Stars of Persia (1967) et More or Less (1964). De la réflexion de Stella qui consistait à minimiser le geste de la main dans la réalisation de l’oeuvre afin de limiter toute subjectivité, Maillard s’en approprie la forme qu’il transpose dans la sphère du décoratif, de l’industriel et du trivial. Chez Stella, la forme du châssis prédéterminait la forme finale de la toile, dont l’intention était d’évoquer la peinture. Chez Maillard, l’intention se complexifie. La reprise de la forme, dans une envergure de 160 cm de diamètre, devient un motif qui est réalisé dans un matériaux insolite : une table de tennis de table. La couleur du revêtement devient la couleur de l’oeuvre, et la marque reste visible sur la tranche. Une dimension de jeu s’instaure entre le matériaux et son usage, entre l’oeuvre d’art et le motif décoratif. Même processus et matériaux pour la série More or Less. Quelle est donc cette relecture incessante du modernisme qui privilégie la forme en en évacuant le contenu ? Maillard déplore la marchandisation et l’esthétisation de cette pensée, et, dans un élan de cynisme, avait même imaginé vendre à l’unité les modules qui constituent Stars of Persia. Pour en accentuer le caractère critique et la dimension décorative, Maillard dispose ces dernières sur le mur gravé – décoré par les feuilles d’acanthes. Nous faisons donc face à une superposition de décors issus de périodes différentes qui renvoient à leur propre historicité : décoration – histoire de l’art. L’artiste évoque lui-même ses intentions : « je suis dans une disposition d'esprit qui croit en la singularité du geste artistique. Je crois que les images ou objets qu'une telle activité peuvent produire apportent une plus-value incontestable dans le monde des artefacts »3. 2 Lawrence Weiner, A36 x 36 Removal to the lathing or support wall of plaster or wall board from a wall (retrait du lattage du mur de soutien ou d’une plaque de plâtre de 36 x 36 cm), accompagné d’une déclaration sur un cartel placé à proximité, lors de l’exposition « When Attitutes Become forms », organisée par Harald Szeeman à la Kunsthalle de Berne en 1969. 3 Echange avec l’artiste, mai 2019.

 

Les oeuvres et l’exposition Pervasive Paterns pensées par Maillard mettent en exergue des enjeux esthétiques liés à la société de consommation, au capitalisme et au marché de l’art. Qu’est-ce qui fait oeuvre aujourd’hui et comment est-elle appréhendée ? Le projet résonne avec les propos que le philosophe Hal Foster a développé dans son texte intitulé Design & Crime. Il reprend l’analyse d’Adolf Loos sur le style 1900, qu’il traduit au début du XXIe siècle par le style 2000 dans lequel il explique qu’aujourd’hui, tout est pensé par le prisme du design, dans une nouvelle forme de déhiérarchisation de l’art : « Ainsi le projet ancien de réconcilier l’Art et la Vie, que firent leur, chacun à sa manière, l’Art nouveau, le Bauhaus et de nombreux autres mouvements, s’est enfin accompli, non en suivant les ambitions émancipatrices de l’avant-garde, mais en obéissant aux injonctions spectaculaires de l’industrie culturelle. Le design est l’une des principales formes prises aujourd’hui par cette sournoise réconciliation. » 4 Le titre de l’exposition exprime cette dimension hégémonique puisqu’il signifie « modèle dominant » dans la traduction de cette expression anglaise. Le philosophe Gilles Lipovetsky, dans son ouvrage L’esthétisation du monde, poursuit cette réflexion et parle d’hyperesthétisation du monde et d’art transesthétique à l’âge du capitalisme artiste : « le capitalisme artiste a impulsé le règne de l’hyperconsommation esthétique au sens de consommation surabondante de styles certes, mais plus largement (…) de sensations et d’expériences sensible. »5 Le projet Pervasive Patterns soulève peut-être malgré lui des questionnements qui vont au-delà du milieu de l’art, et qui traduit le rapport esthétique et tendance que notre société entretient avec l’Art, à des fins de contentement et de séduction nécessaire au développement du capitalisme. Fabienne Bideaud Historienne de l'art et curatrice 4 Hal Foster, Design & Crime, ed. Les Prairies ordinaires, p. 32 5 Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, L’esthétisation du monde, ed. Folio essais, p. 31.

 

Fabienne Bideaud

Historienne de l'art et curatrice

 

1« La Forme sans ornement », titre du catalogue d’une exposition du même nom, organisée en 1924 à Stuttgartpar le Deutscher Werkbund.
2 Lawrence Weiner, A36 x 36 Removal to the lathing or support wall of plaster or wall board from a wall (retrait du lattage du mur de soutien ou d’une plaque de plâtre de 36 x 36 cm), accompagné d’une déclaration
sur un cartel placé à proximité, lors de l’exposition « When Attitutes Become forms », organisée par Harald Szeeman à la Kunsthalle de Berne en 1969.
3 Echange avec l’artiste, mai 2019.
4 Hal Foster, Design & Crime, ed. Les Prairies ordinaires, p. 32
5 Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, L’esthétisation du monde, ed. Folio essais, p. 31.